Le crépuscule de la Françafrique annoncé à travers un regard croisé de l’historienne malienne Adame Ba Konaré et du journaliste Stephen Smith

Publié le par Oussouf DIAGOLA

Propos recueillis par

Christophe Boltanski/Nouvel Observateur (France)

 

Au moment où quatorze pays africains vont célébrer le cinquantenaire de leur indépendance, deux historiens débattent de l’avenir des relations de la France avec ces pays.

Le Nouvel Observateur : L’année 1960 marque-t-elle pour les anciennes colonies africaines de la France d le début de l’indépendance ou d’une nouvelle forme de dépendance ?

Adame Ba Konaré : L’année 1960 marque bien le début de l’indépendance de beaucoup de pays de l’Afrique francophone, quatorze au total. Ils ont posé des actes de souveraineté en proclamant des républiques, en adoptant de nouvelles Constitutions, un hymne national, un drapeau, des politiques de développement. Mais cela ne s’est pas traduit par une véritable rupture avec l’ancienne puissance coloniale ni par une remise en question des paradigmes principaux. La France a entretenu sans discontinuer des réseaux très actifs (genre Jacques Foccart) et a cherché à placer des hommes à elle et à son service.

De nombreux liens de domination ont perduré : persistance du pacte colonial qui faisait des pays africains de simples marchés et des pourvoyeurs de matières premières, prédominance des cultures industrielles, souvent des monocultures au détriment des cultures vivrières, survivance du système scolaire colonial, conservation de la langue française comme seule langue officielle, maintien d’accords monétaires et militaires sous le contrôle et à l’avantage de la France. Ces différents syndromes, accordés avec sa balkanisation et sa division, n’ont pas permis à l’Afrique francophone d’être véritablement maîtresse de son destin.

Stephen Smith : 1960, c’était les deux : l’indépendance du drapeau et une nouvelle forme de dépendance envers la France. L’accès à la souveraineté internationale a marqué une rupture mais, comme l’a dit l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, "l’assiette était vide". Les colonies n’avaient guère de quoi "faire État". A l’exception de Sékou Touré en Guinée, leurs leaders - qui avaient souvent été députés, voire ministre en France - ont donc accepté la coopération.

Malgré la connivence des élites, il faudrait être sourd à la condition de l’Africain de base, si volontiers invoqué, pour considérer ce choix comme a priori déshonorant. On peut même aller plus loin : si Aimé Césaire a fait voter au Parlement français, en 1946, la départementalisation des vieilles colonies antillaises, ce n’était pas pour trahir les siens. A l’instar d’Houphouët, il était juste un peu plus fin politique. Il savait que la meilleure façon de faire "payer" le colonisateur, c’était de ne pas lui permettre de larguer les amarres, de se dire quitte à bon compte en échange d’un bout de tissu bariolé et d’un siège à l’ONU.

N. O. : Mais la France ne porte-t-elle pas une responsabilité dans les difficultés actuelles de ses ex-possessions ? S. Smith : Sûrement. Au-delà des problèmes actuels, elle est même comptable d’un bilan global. Alors, depuis un demi-siècle, l’ancienne Afrique française fait-elle exception honteuse ? Valait-il mieux grandir au Nigeria qu’en Côte d’Ivoire ?

Aujourd’hui, la crise postcoloniale dans l’ancienne "vitrine" de la France est-elle plus dramatique qu’au Zimbabwe, le succès du Mali ne vaut-il pas celui du Ghana ? Je sais bien que, dans toutes les ex-colonies, on blâme la France et son trop-plein de "présence" - sauf en Guinée, où, au contraire, on explique que le mal du pays vient du "départ brutal des Français" en 1958…

Le paternalisme infantilisme franco-africain vit ses dernières heures comme une œuvre de charité mutuelle : plutôt que de se résigner à n’être qu’une grande Belgique amputée de son Afrique, la France préfère encore se regarder dans le miroir déformant de ses ex-colonies, qui, elles, n’ont pas fini - là encore dans tous les sens du mot - de la "taper". Heureusement, de part et d’autre, les nouvelles générations sont en train de sortir de ce schéma ;

A. Ba Konaré : Oui, les difficultés actuelles de l’Afrique francophone sont grandement imputables à l’entreprise coloniale. Certes, la France ne fait pas exception, il n’y a pas de bons et de mauvais colonisateurs.

Les logiques, à des modulations près, sont les mêmes : assujettissement, exploitation des richesses naturelles, économie tournée vers des secteurs profitables à la métropole, endettement, dépècement territorial, stratégie du "diviser pour régner", manœuvre de déstabilisation. Pareil pour les résultats : désorganisation des sociétés, déculturation et acculturation, aliénation, traumatisme, sous-développement. Le choix du père Houphouët de libéraliser la Côte d’Ivoire et de privilégier les rapports avec la France a montré ses limites.

La départementalisation des vieilles colonies antillaises obtenue par Aimé Césaire doit être mise dans son contexte. Le modèle en place, très inégalitaire par rapport à la métropole, n’est-il pas de plus en plus remis en question ? Il le sera davantage, car tous ces territoires sont appelés à assumer leur "américanité" et leur "africanité".

La question pour la France est-elle de n’être qu’une "Belgique amputée de son Afrique ?" Son avenir n’est-il pas plutôt à la fois européen et francophone ? Sa politique africaine ne vaudra qu’avec une Afrique unie, libre et responsable.

N. O. : Quels liens subsistent entre l’ex-métropole et son pré carré subsaharien ?

A. Ba Konaré : La France a des liens multiples avec ses anciennes colonies : politiques, militaires, économiques, culturels. Globalement, il n’y a pas de bouleversement depuis la fin de l’ère coloniale. La France en est toujours à l’importation de matières premières, mais aux côtés d’autres partenaires, parmi lesquels les pays émergents : Chine, Brésil, Inde… Demeurent des questions controversées telle la mémoire par rapport à la colonisation, tel le problème de la diaspora africaine et de la libre circulation, surtout des personnes, qui affectent considérablement les relations.

Sur le plan diplomatique, la politique africaine de la France reste confuse, incapable de donner un contenu concret au co-développement et à la coopération décentralisée et menée par des réseaux animés par de puissants "Messieurs Afrique" agissant dans l’ombre, alors que l’on crie urbi et orbi à la volonté de changement.

Les sommets France-Afrique se réduisent à des grands-messes avec empilage de discours paternalistes et lyriques ; pour autant, ils ne gomment pas les vieilles peurs coloniales présentes chez les chefs d’État africains, qui, hantés par la force de nuisance de l’Elysée, redoutent à tort ou à raison sa capacité à les faire et surtout à les défaire.

Et avec ça on ose croire au "partenariat sur pied d’égalité !" Fort heureusement, il existe un réel amour de l’Afrique chez de simples citoyens français et réciproquement des Africains aiment la France. Il est à espérer que l’avenir soit du côté de ces forces de dialogue.

S. Smith : Je suis d’accord avec le jugement sévère porté sur la politique africaine de la France. Tant mieux s’il y a "confusion" à Paris, puisque l’on peut en tirer parti - ce qui n’a pas échappé au président Gbagbo et aux "patriotes" à Abidjan, ni au président Wade au Sénégal.

D’ailleurs, dans les faits, la France marque son intérêt évanescent pour ses ex-colonies depuis la fin de la guerre froide : 6464 coopérants en 1990, 1325 en 2008 ; 30 000 soldats pré-positionnés en 1960, moins de 10 000 aujourd’hui, dont la moitié déployés dans des opérations temporaires ; six bases avant la chute du mur de Djibouti et à Libreville.

La part de l’Afrique dans l’investissement français à l’étranger est tombée de 30 % à moins de 5 %. La population de l’ex-Afrique française a sextuplé et s’est très fortement urbanisée : Abidjan compte 4 millions d’habitants, contre 200 000 en 1960 ; le nombre de Français y a chuté de 50 000 à 8000. On évalue à 750 000 le nombre de Chinois en Afrique, contre 150 000 Français. A part ces séismes, il n’y a pas eu de "bouleversement depuis la fin de l’ère coloniale…"

N. O. : Que pensez-vous de la décision de l’Elysée de célébrer le cinquantenaire des indépendances africaines ?

S. Smith : Un bal masqué aurait été plus approprié qu’un défilé le 14-Juillet sur les Champs Elysées : l’Afrique veut réformer la politique africaine de la France, et Paris fête l’indépendance de ses ex-colonies - c’est de la coopération de substitution ! Chacun y trouve son compte. L’Afrique accable la France pour mieux s’ouvrir au monde entier.

Elle veut bien que la Chine organise de grandioses sommets et lui offre une aide sans conclusion - comme hier la France. De son côté, Nicolas Sarkozy parachève le démontage de "l’État franco-africain" issu de la drôle de décolonisation de 1960. Il comble le vide avec des lambeaux de "réseaux" et Claude Guéant, son Foccart à temps partiel.

A. Ba Konaré : Absurde et de nul intérêt. Que penser de tous ces chefs d’État africains qui seront le 14-Juillet à Paris célébrant leur indépendance avant de l’avoir commémorée chez eux et participant à une réunion dite "de famille ?" A leur place, je redouterais le jugement de l’Histoire.

Publié dans Mali

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