Côte d’Ivoire : L’ICG prône la sécurisation des élections

Publié le par Oussouf DIAGOLA

Carte fanion RCILa Côte d’Ivoire est encore loin d’une élection présidentielle déjà reportée à six reprises. Deux mois après la dissolution par le président Gbagbo de la Commission électorale indépendante (CEI) et du gouvernement, la préparation de cette élection est en panne et le processus qui doit y conduire est déjà porteur de risques de violences. La présence sur le terrain de groupes armés et de milices, combinée à la résurgence dans le débat politique du concept d’ivoirité et à une situation économique difficile, constitue un environnement explosif qui menace la stabilité de ce pays clef de l’Afrique de l’Ouest. Si les responsables politiques ne se décident pas immédiatement à accélérer le rythme du processus électoral et à abandonner les discours incendiaires ; si l’ONU et les autres partenaires étrangers de la Côte d’Ivoire ne mettent pas rapidement en place les mécanismes politiques et sécuritaires à même de prévenir la violence, le processus de paix ivoirien risque de dérailler avec des conséquences graves pour la Côte d’Ivoire et ses voisins.
La guerre civile ivoirienne a été déclenchée en septembre 2002 quand une fraction de l’armée a tenté de faire un coup d’Etat. Ce putsch a échoué. Mais ses auteurs ont réussi à prendre le contrôle de la moitié nord du pays. Rejoints par de jeunes intellectuels dirigés par l’ancien responsable syndical estudiantin, Guillaume Soro, ils ont souligné dans leur discours que les ressortissants du Nord étaient traités comme des citoyens de seconde classe. Une situation de conflit armé larvé s’est poursuivi jusqu’à la signature de l’Accord politique de Ouagadougou (APO) en mars 2007, qui a considérablement apaisé la situation. Cependant, depuis le milieu de l’année 2009, les tensions ont ressurgi autour du processus électoral et de la question de la nationalité.
Les manifestations qui ont suivi l’annonce de la double dissolution du 12 février 2010 sont la preuve concrète de la résurgence de ces tensions. Organisées par l’opposition, elles ont fait sept morts et plusieurs dizaines de blessés. A Gagnoa, les forces de l’ordre ont tiré à balles réelles sur des manifestants. De tels incidents pourraient se reproduire, si les responsables politiques ne trouvent pas rapidement un compromis pour remettre en route la machine électorale. Mais plus que ce compromis particulier, ils doivent revenir au climat pacifié et à l’esprit de concertation qui a prévalu durant les mois qui ont suivi la signature de l’APO.
Le seul acquis de l’élection à venir est l’existence d’une liste électorale issue de la phase d’enrôlement. Cette phase a permis d’identifier plus de 6,3 millions d’électeurs potentiels. Après une opération de vérification, 5,3 millions d’électeurs ont été autorisés à figurer sur la liste provisoire. Le reste a été reversé sur une seconde liste car leur nationalité n’a pas pu être vérifiée. La phase suivante dite du contentieux a provoqué une dispute entre le parti au pouvoir et l’opposition. Ce désaccord a conduit à la dissolution de la CEI et à un blocage du processus. Une nouvelle CEI a certes été mise en place fin février. Elle s’est remise au travail mais n’a toujours pas défini clairement et totalement les modalités d’une nouvelle période de contentieux, devant servir à l’élaboration d’une liste électorale définitive. De même, elle reste muette sur le plan global pour la distribution des cartes d’électeurs, du matériel électoral et pour la centralisation des résultats qu’elle doit pourtant élaborer.
Parce qu’elle lui est défavorable et qu’elle comporterait de nombreux « étrangers », le camp présidentiel entend revenir sur l’acquis que constitue la liste des 5,3 millions d’électeurs en procédant à son « audit ». Or, cette liste a été réalisée sur la base d’un mode opératoire consensuel validé par l’ensemble des partis politiques. Elle a en outre été implicitement validée par le Représentant du Secrétaire général de l’ONU en Côte d’Ivoire. Elle ne peut donc être remise en cause. Les partisans du président font en outre du désarmement de l’ex-rébellion des Forces Nouvelles (FN) un préalable à la tenue de la présidentielle. Cette position maximaliste est difficilement acceptable par l’opposition et doit être revue à la baisse car elle met en danger l’esprit de concertation hérité de l’APO.
Le climat de paix relative qui a prévalu depuis la signature de cet accord est menacé, non seulement par l’intransigeance des uns et des autres, par les insultes à caractère personnel, mais aussi par le retour sur le devant de la scène du concept d’ivoirité et par l’utilisation des notions dangereuses d’ « étrangers » et de « vrais Ivoiriens ». L’emploi d’arguments d’exclusion ne peut que renforcer un sentiment de peur de l’autre, déjà très diffus dans la société ivoirienne et moteur puissant de la violence. Les responsables politiques doivent absolument s’abstenir d’en faire usage. Faute de quoi, ils prépareront le terrain soit d’un dérapage avant terme du processus, soit d’une élection aussi calamiteuse que celle de 2000.
L’utilisation de la xénophobie à des fins politique s’effectue sur fond de paix armée. Dans la zone contrôlée par l’ex-rébellion, le désarmement est toujours une promesse. A l’extrême ouest du pays, les milices pro-gouvernementales sont encore en place. Elles entretiennent un climat d’insécurité permanent et entravent le déroulement normal de la vie démocratique. Il est très difficile d’envisager une campagne électorale sereine dans cette région. A Abidjan, les groupements patriotiques et leurs propos xénophobes ont toujours pignon sur rue, entraînant en réaction la formation de groupe de jeunes militants de l’opposition, prêts pour une éventuelle riposte. On peut craindre qu’en cas de nouvelles manifestations de l’opposition, la capitale économique ne serve, une fois de plus, de théâtre d’affrontements à ces deux jeunesses antagonistes mais animées de la même peur et du même mépris de l’adversaire.
Les acteurs locaux et internationaux doivent se mettre d’accord sur un nouveau plan de sécurisation pour les élections. Ils doivent se servir de ce plan pour renforcer la confiance de la population et engager un dialogue avec les responsables politiques et administratifs ivoiriens. Le plan de sécurisation actuel est insuffisant car basé sur la promesse, sans cesse repoussée, d’une force mixte ivoirienne issue pour moitié des Forces de défense et de sécurité (FDS) et pour l’autre des FN. Cette force mixte, doit être appuyée par le contingent de l’ONUCI et la force française Licorne, qui disposent de capacités de police insuffisantes. Il appartient à la communauté internationale, de combler, le cas échéant, ces vides.
La communauté internationale a, jusqu’alors, fait le choix de la patience et de la prudence. La dissolution de la CEI et du gouvernement ainsi que les violences de février n’ont guère suscité de réactions de sa part. Elle n’a pas été non plus capable de tracer une ligne rouge que les acteurs ivoiriens ne doivent pas dépasser. Cette position timide est finalement peu en phase avec la gravité des enjeux. Plus généralement, la communauté internationale doit être plus prompte à désigner des responsables de violence et du blocage électoral. Le Conseil de sécurité de l’ONU qui doit réexaminer le mandat de l’ONUCI, le 31 mai prochain, doit sérieusement considérer la possibilité d’adopter des sanctions individuelles supplémentaires. Dans le passé, de telles sanctions ont fait la preuve de leur efficacité pour pacifier le climat.

RECOMMANDATIONS

Au président Laurent Gbagbo et à son parti:

1. Respecter à la lettre les dispositions de l’APO et de ses accords complémentaires, notamment celles par lesquelles les signataires se sont engagés à créer les conditions « d’élections libres, ouvertes, transparentes et démocratiques » et à entretenir « un esprit de dialogue permanent basé sur la confiance mutuelle ». En particulier, renoncer à l’utilisation d’un discours stigmatisant les « étrangers », les « ennemis de la Côte d’Ivoire » et consistant plus généralement à faire porter la responsabilité actuelle de la crise ivoirienne à des puissances étrangères et à certaines communautés ivoiriennes ou ouest-africaines.

2. Donner un signal clair de leur engagement à aller rapidement aux élections en abandonnant le préalable qui consiste à revoir complètement la liste des 5,3 millions. Minimiser les revendications concernant la restructuration de la CEI et la composition de ses 415 bureaux locaux.

3. Se démarquer clairement des organisations miliciennes. Ce démarquage passera dans un premier temps par une modification du règlement intérieur du Front populaire ivoirien (FPI) en interdisant à ses membres le cumul d’une position de responsabilité au sein du parti en même temps qu’un rôle de dirigeant dans une ou plusieurs de ces milices.

Au ministère de l’Intérieur :

4. Garantir la sécurité de l’ensemble des populations du Grand Ouest en y augmentant le nombre de membres des forces de l’ordre. Ces renforts doivent recevoir un ordre de mission précis afin de ne plus être passifs et d’appréhender ceux qui se rendent coupables de viols et de braquages. Ces mesures visent à faire baisser le niveau général de violence dans la région afin que les élections puissent s’y dérouler dans un climat pacifié.

5. S’abstenir de recourir à l’usage d’unités de sécurité comme le Centre de commandement des opérations de sécurité (CECOS), dédié à la répression du grand banditisme, pour encadrer des manifestations à caractère politique. Assurer en coordination avec la communauté internationale la formation d’unités des forces de sécurité rompues au travail de contrôle des foules. Donner aux forces de sécurité des ordres allant dans le sens d’une riposte graduée et appropriée face à d’éven­tuels troubles qui pourraient découler de ces manifestations. Sanctionner les éléments de ces forces qui auront recours aux tirs à balles réelles contre les foules non armées.

Au Premier ministre et secrétaire général des Forces Nouvelles (FN), Guillaume Soro :

6. Poursuivre les pressions sur les responsables politiques et militaires des FN pour accélérer le désarmement dans leur zone, afin de renforcer la paix et la confiance et d’enlever au camp présidentiel un éventuel argument lui permettant de retarder le processus électoral.

Aux Forces Nouvelles :

7. S’engager à faciliter le travail de déploiement du matériel électoral et la distribution des cartes d’électeurs en levant l’ensemble des barrages routiers lors de ces opérations qui doivent être conduites par la CEI et l’ONUCI. Associer des représentants de la CEI et de l’ONUCI aux réunions que les responsables des FN tiendront pour se concerter sur l’attitude à adopter vis-à-vis de l’organisation de l’élection dans leur zone.

Au Gouvernement Ivoirien :

8. Empêcher le mécontentement social de la population de se transformer en violences en renforçant la gouvernance avec pour objectif primordial une amélioration des conditions de vie, en garantissant un approvisionnement régulier en électricité et en eau potable.

9. Débloquer le budget nécessaire à la mise en place de la force mixte. Ce budget devra permettre de payer la solde des membres de cette force issue des FN et de les doter en matériel de transport et de communication.

10. Rendre public les grandes lignes du plan de sécurisation de l’élection une fois qu’il aura été élaboré par l’ONUCI, le Centre de commandement intégré (CCI) en collaboration avec la CEI.

A la Commission électorale indépendante (CEI) :

11. Produire une liste électorale définitive et consensuelle ainsi qu’un nouveau calendrier électoral. Etablir à partir de la liste définitive une carte complète des bureaux de vote et construire en partenariat avec l’ONUCI un plan d’ensemble pour la distribution des cartes d’électeurs, du matériel électoral et la centralisation des résultats. Formuler auprès de l’ONUCI une demande d’aide en matériel de transport la plus précise possible.

12. Etablir pour ces cadres un système de primes ou de sanctions financières liées à l’obtention de résultats concrets dans l’avancée des travaux préparatoires aux élections. Ce projet devra se faire en concertation avec le gouvernement ivoirien.

Aux partis politiques d’opposition :

13. Respecter le code de bonne conduite signé en avril 2008 et s’abstenir d’utiliser dans les discours publics et dans les médias un vocabulaire insultant vis-à-vis de l’adversaire.

A l’ONU et au Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies en Côte d’Ivoire :

14. Assurer la sécurité du processus électoral en :

a) Maintenant intact les effectifs de l’ONUCI sur le terrain et, si possible, en envoyant un contingent de police supplémentaire à l’ouest de la Côte d’Ivoire durant le déroulement de l’élection.

b) Aller à la rencontre de certaines autorités locales, notamment les maires des grandes communes populaires d’Abidjan qui ont une expertise unique du terrain qu’ils administrent depuis environ une décennie. Prendre en compte leurs avis et conseils.

c) Renforcer la sécurité du Premier ministre afin de prévenir toute tentative d’atteinte à son intégrité physique par des membres marginalisés de l’ex-rébellion.

15. Le Représentant du Secrétaire général doit faire un usage plus large de son mandat de certification et prendre une position plus ferme et plus explicite, en condamnant les dérapages répétés de la presse écrite et la partialité des médias publics audio-visuels.

16. Le Conseil de sécurité de l’ONU doit affirmer clairement son intention de prononcer des sanctions individuelles contre ceux qui bloqueraient le processus électoral, inciteraient à la violence ou profiteraient de leur position de commandement pour se rendre coupables de violences organisées durant le processus électoral.
Au facilitateur, Blaise Compaoré :

17. Appuyer sans relâche les pressions du Premier ministre sur l’appareil des FN pour que celui-ci commence un désarmement effectif.

18. Organiser à Ouagadougou, avant le début de la campagne, une réunion du Cadre permanent de concertation (CPC) durant laquelle les principaux responsables politiques se réengageront devant l’opinion ivoirienne et la communauté internationale à respecter le code de bonne conduite qu’ils ont signé en avril 2008.

Au Panel des sages de l’Union africaine :

19. Commencer le travail préparatoire pour l’envoi d’une mission à Abidjan qui aura pour priorité stratégique la prévention des violences électorales, en particulier en définissant les lignes rouges à ne pas franchir pendant l’ensemble de la période électorale, y compris toute incitation à la violence et toute tentative de manipulation ou de rejet des résultats, et en engageant un dialogue avec toutes les parties pour résoudre les litiges électoraux de manière pacifique.

A l’Union européenne :

20. Accélérer :

a) Les négociations en cours en vue de l’adoption d’une position commune de ses Etats membres. Cette position commune doit inclure la prise de sanctions individuelles en cas d’incitation à la violence ou de blocage manifeste du processus électoral.

b) Le délai d’exécution d’un projet mené avec les autorités ivoiriennes pour la remise en service d’un tribunal à Guiglo. Ce tribunal est indispensable pour juger les nombreux crimes commis dans le Moyen Cavally et pour créer dans cette région à haut risque un climat pacifié. L’Union européenne doit aider à la réinstallation de ce tribunal dans un délai d’un semestre et non de 24 mois comme initialement prévu.


A tous les représentants de la Communauté économique impliqués en Côte d’Ivoire :


21. Rappeler à tous les protagonistes de la crise ivoirienne que les mécanismes de la justice nationale et internationale sont disponibles pour poursuivre tous ceux qui seraient tentés d’activer la violence autour de la période des élections et qu’ils sont prêts à soutenir ces mécanismes.

International Crisis Group

Bruxelles, 5 mai 2010

Publié dans Afrique

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